Kivu ou l’histoire d’un naufrage bédéesque

On ne parle jamais de ce qu'on a pas aimé, par ici. Mais pour le coup, la critique est justifiée, l'éclairage nécessaire et le propos intéressant. Par @maamyisa !

   Trigger warnings : violences sexuelles, racisme et maltraitance médicale

Quand j’ai appris, en septembre de l’année dernière, qu’une bande dessinée intitulée « Kivu » était sur le point d’être publiée, j’ai pris ça pour une bonne nouvelle. Quand j’ai vu que l’auteur était Jean Van Hamme, j’ai eu comme un mouvement de recul. Le style commando, c’est divertissant de temps à autres en fiction mais un vrai conflit armé, avec des vrais gens, surtout d’une complexité pareille et traversé par plusieurs thématiques bien casse-gueule, ça demande une sensibilité dont Van Hamme n’a pas vraiment fait preuve jusqu’à présent. Et puis, j’ai oublié.

Dernièrement, l’ouvrage a refait une apparition sur mon écran-radar et je me suis dit qu’il fallait quand même que je juge par moi-même, histoire de ne pas dire qu’un plat est mauvais avant d’y avoir goûté.

Ah ben j’ai pas été déçue.

Déjà, la couverture : un homme blanc qui tient une jeune fille noire dans ses bras en lançant un regard féroce au lecteur-spectateur, un jeune noir pointant un AK-47, tous ces visages patibulaires en arrière-plan et ces nuages sombres qui s’amoncellent pour bien montrer que ça ne rigole pas. Du bon complexe du sauveur blanc des familles1.

La préface, ensuite : rédigée par Colette Braeckman, journaliste belge qui a beaucoup écrit sur l’Afrique centrale, perpétue de vieux clichés coloniaux en présentant le Congo comme ayant été « découvert » par Stanley. Colette, y’avait plein de #LesGens au Congo avant Stanley, on a dit qu’on arrêtait d’utiliser le mot « découvrir » pour dire « un blanc y a mis les pieds pour la première fois ».

Le dessin, maintenant : grossier, lourdaud, statique, laid. C’est finalement le moindre de mes reproches à cette BD puisque c’est avant tout une affaire de goût personnel – et que c’est un peu à l’image de la narration. Du reste, le dessinateur a fait un bon travail de documentation, s’est rendu sur place et ça se voit. On reconnaît la presqu’île de la Botte et la place Mulamba à Bukavu, ainsi que les détails des bâtiments (aaaaah, les murs décorés style « girafe » …). Par contre, la virée en Cadillac sur les routes en terre, comment dire ? À Kinshasa passe encore, mais au Kivu, un veau pareil ne ferait pas 10 mètres sans tomber dans un nid d’autruche2. Un peu de sérieux.

Mais passons au récit.

*soupir*

L’auteur entend attirer l’attention sur un conflit qui s’éternise et dans le cadre duquel les violences sexuelles sont quotidiennes. Oui, c’est important. Seulement non, contrairement à l’expression, ce n’est pas l’intention qui compte, pas quand on est publié par les plus grandes maisons d’édition et qu’on a accès aux principaux réseaux de distribution. Dans ce cas, on a une responsabilité, et Jean Van Hamme ne s’en est pas du tout montré à la hauteur.

Le pitch : François, jeune ingénieur belge qui travaille pour un grand groupe métallurgique, est envoyé par son directeur à Bukavu, à l’est de la République démocratique du Congo, pour y recruter un nouvel intermédiaire local (comprendre : un chef de groupe armé qui pille les minerais des mines locales pour les vendre au Rwanda, qui les exporte à son tour vers l’Europe), l’ancien ayant été sauvagement assassiné quelques jours plus tôt.

À propos du traitement du conflit proprement dit : l’auteur le réduit à une guerre pour le contrôle des minéraux. À sa décharge, il n’est de loin pas le seul à le faire et les ressources minières y jouent effectivement un rôle. Mais il ne se contente pas de simplifier à outrance, il dit aussi n’importe quoi.

Pages 12 et 13


L’auteur a « oublié » que le gouvernement rwandais actuel est celui qui a renversé les « génocidaires de 1994 ». Oh, ça va, il a juste confondu les deux camps, t’as jamais lu de BD présentant involontairement De Gaulle comme l’allié et successeur spirituel de Pétain ? Non ? Ah non. Oui, mais l’Afrique c’est différent, c’est très très compliqué, on ne peut pas lui en vouloir. Là, je me suis demandé si Colette Braeckman avait lu ce qu’elle avait préfacé. Parce que ses vieux réflexes coloniaux ne m’étonnent (malheureusement) pas beaucoup mais je l’imagine plus difficilement voir ça sans broncher.

D’ailleurs, dans ce dialogue entre François et le directeur avant son départ pour le Kivu, on remarque qu’il est bien au courant de ce qui s’y passe et qu’il va y être mêlé. Alors pourquoi s’en scandalise-t-il tout à coup après son arrivée ?

Page 20. François, c’est les antipalu qui te font perdre la mémoire comme ça ?

Enfin, on passe complètement sous silence le rôle des autorités congolaises, qui sont les seules, avec les étrangers, à s’enrichir en RDC. Les groupes armés vivent davantage de taxes extorquées à la population locale et prélevées directement dans les maisons ou à des barrages routiers3. Ça ne leur rapporte globalement pas grand-chose. Pendant ce temps, le président Kabila et son entourage ont, l’air de rien, construit un empire financier dans l’opacité la plus totale4 . Une bonne partie de cet argent provient de détournements de l’aide internationale, mais pas seulement. La préface y fait une brève allusion ; il aurait été possible d’en faire mention dans la BD.

Je ne reproche pas à l’auteur de ne pas avoir restitué toute la complexité du conflit congolais, qui ne se limite de loin pas à une guerre « Rwanda – Congo pour les minéraux », en une bande dessinée grand public, c’est absolument impossible. Un contresens pareil et l’absence de toute mention d’autres acteurs en dénotent cependant une mécompréhension crasse et une étape de documentation bâclée.

Autre grosse ficelle : les méchants se font tous avoir comme des débutants alors qu’on pourrait s’attendre à ce qu’ils sachent un minimum comment les choses fonctionnent dans le coin.

Mais il y a plus problématique encore. Je commence par le pire : dès la troisième page, le lecteur se voit infliger (ou gratifier, je vais y revenir) une double tentative de viol sur une victime âgée d’une douzaine d’années.

L’Occident a un vieux et grave problème en matière de représentation des violences sexuelles ainsi que de la nudité et de la souffrance des personnes non blanches. À priori, on pourrait conclure que montrer de la souffrance permet de susciter l’empathie et d’éveiller les consciences. Je ne doute pas de la bonne intention de départ mais vous connaissez le dicton : les routes de l’enfer en sont pavées. Plusieurs auteurices et militant-e-s ont dénoncé le fait que, loin de créer de la compassion, la représentation de la souffrance physique génère en fait une forme de réconfort chez le spectateur qui n’appartient pas au groupe opprimé : sa supériorité morale est validée. L’empathie est ambiguë et la limite entre témoin et voyeur, plutôt ténue. La douleur des corps féminins et des corps non blancs est affichée plus fréquemment et plus crûment, quel que soit le camp auquel ils appartiennent. Le méchant blanc, lui, aura droit à une fin beaucoup plus pudique et, même si le contexte ne laisse pas de place au doute, son sort reste évoqué de manière suggérée et largement hors champ.

De manière générale, les personnages et les dialogues manquent totalement de naturel. Mis à part qu’il faut un jeune naïf pour montrer à quel point la guerre c’est le mal (au cas où le lecteur l’ignorerait), on ne voit pas vraiment pourquoi son directeur le choisit lui, alors qu’il le connaît à peine, pour aller mener cette opération-tellement-délicate-et-de-la-plus-haute-importance, plutôt qu’un associé plus expérimenté, plus digne de confiance et, surtout, plus prévisible. Son chaperon sur le terrain, le vieux-Belge-ancien-mercenaire-mafieux-qui-a-fait-toutes-les-guerres-africaines est un peu plus crédible mais parle beaucoup trop pour une crapule censée travailler à couvert.

D’ailleurs, pourquoi ne pas avoir confié directement la Mission à ce dernier ? Parce que François, par sa naïveté et sa pureté, doit incarner le lecteur. Il ne sert d’ailleurs qu’à ça. Et le lecteur-cible, c’est un homme blanc, à qui on n’envisage pas de faire adopter un point de vue différent. On a là un autre problème chronique de la production culturelle occidentale : l’homme blanc invariablement pris comme référentiel et le refus de se décentrer, de penser sa position dans le monde et sa relation aux autres. À aucun moment le narrateur n’adopte le point de vue de Violette, la jeune fille. On veut éveiller les consciences sur les violences sexuelles, mais de là à donner la parole aux victimes, le pas était visiblement trop difficile à franchir. Serait-ce parce qu’on ne les croirait pas et qu’il faut une caution mâle et blanche pour commencer à leur accorder du crédit ? Au final, on nous vante un récit sur les Congolais mais c’est François qui prend toute la place. Son antipathique compatriote mis à part, c’est aussi le seul personnage à présenter une certaine profondeur. Lui seul a des états d’âme, réfléchit, évolue, prend des décisions pensées et non pas subies. Sa moralité et, par-là, celle du lecteur, reste intacte et on évite soigneusement de s’interroger sur son rôle à lui, ses privilèges de genre et de race et son pouvoir économique. Il envoie sa démission dès qu’il réalise (alors qu’il le savait avant de partir) qu’il trempe dans une sale affaire, il sauve un jeune garçon et sa sœur du danger, tout va bien ! Les autres, les Congolais, n’occupent que l’arrière-plan et les intrigues secondaires, se contentant de faire office de décor à son histoire et d’agents transformationnels à son édification. Ils ne sont pas sujets mais objets du regard blanc masculin faussement présenté comme point de vue neutre et universel.

En parlant de regard masculin, l’obsession de l’auteur et du dessinateur pour les prostituées relève de ce même processus malaisant, intrusif et déshumanisant.

Le récit se termine avec un magnifique cas de maltraitance médicale, lorsque François visite un hôpital à Bukavu (la souffrance comme attraction touristique, qui dit mieux ?) et se voit proposer d’assister à une opération chirurgicale délicate (et on ne peut plus intime, on ne parle pas d’un glaucome)… sans que personne ne pense à recueillir le consentement de la patiente. La femme noire réduite à un corps mutilé qu’on répare et qu’on utilise, sans lui demander son avis ni même l’en informer, comme substrat à l’éducation de l’homme blanc.

D’ordinaire, j’avale les bandes dessinées d’un trait. J’ai dû poser celle-ci plusieurs fois tellement j’étais en colère, non pas à cause des événements relatés, mais bien de la manière de le faire.

Pour des lectures un peu plus sensibles sur la République démocratique du Congo :
- En format BD aussi, sortie en avril 2018, avant Kivu, donc : LUCHA, par Justine Brabant et Annick Kamgang. La Lucha, c’est un groupe de jeunes militants congolais qui se battent pour davantage de démocratie et moins de corruption, et dont les membres se font régulièrement emprisonner de manière arbitraire, voire assassiner.
- Pour un aperçu de ce qui peut motiver les « méchants » à prendre les armes : Qu’on nous laisse combattre, et la guerre finira, de Justine Brabant toujours. L’autrice est allée voir des combattants du Kivu et les a écoutés, effort que ni Jean Van Hamme ni Christophe Simon n’ont fait. Il en résulte un aperçu, sans caricature ni complaisance, de ce que grandir et vivre au Congo signifie et de ce qui peut pousser à choisir l’option de la lutte armée.
- En anglais : Dancing in the Glory of Monsters, de Jason Stearns. Une analyse détaillée du conflit par un de ses principaux spécialistes.
- En français : Congo, une histoire, de David Van Reybrouck. Un concentré de l’histoire du pays, depuis la préhistoire jusqu’au début des années 2010.

À une exception près – Annick Kamgang est d’origine camerounaise – tous ces ouvrages ont été écrits par des blancs. Aucun par un-e Congolais-e. Pourtant, ils existent et ont des choses à dire, mais les éditeurs ne les publient pas.

#HNTBUGBDN : Lire autre chose et ça tombe bien, ce site est rempli de pépites qui ne demandent qu’à être savourées.

1Le complexe du sauveur blanc ou white saviour complex est un trope consistant à mettre en scène des personnages blancs, réels ou de fiction, en train d’aider ou de délivrer des personnes ou populations racisées, très souvent noires, représentées quant à elles comme passives et dépourvues de toute capacité à se prendre en charge elles-mêmes. Loin d’apporter le moindre bénéfice durable à ces dernières, cela sert surtout à flatter l’égo des blanc-he-s, qui occupent le rôle principal du récit et qui récoltent l’approbation de leurs pairs. Pour une lecture longue, voir : https://sorbonnehumanrights.wordpress.com/2019/02/14/quelques-mots-sur-le-complexe-du-sauveur-blanc-ou-le-white-saviorism/

2Un nid d’autruche, c’est un très gros nid de poule. Et je mets autant d’idiotismes animaliers que je veux dans mes phrases.

3Pour un rapport détaillé : http://ipisresearch.be/publication/tout-ce-qui-bouge-sera-taxe-leconomie-politique-des-barrieres-routieres-au-nord-et-sud-kivu/

4 Voir l’enquête de Bloomberg : https://www.bloomberg.com/news/features/2016-12-15/with-his-family-fortune-at-stake-congo-president-kabila-digs-in

Lire par exemple cette critique de 12 Years a Slave : http://www.nyfcc.com/2013/10/3450/